Dans les deux dernières années, l’intelligence artificielle (IA) a fait d’énormes progrès en matière de créativité, générant des œuvres d’art saisissantes, composant de la musique et même écrivant de la poésie.
Explorons ce concept plus en profondeur, en analysant pourquoi l’IA n’est pas fondamentalement inventive et en mettant en perspective les différences entre l’intelligence humaine et l’IA lorsqu’il s’agit de produire de véritables innovations.
En déconstruisant les prouesses techniques de l’IA, nous mettrons en lumière ses limites intrinsèques qui l’empêchent d’atteindre une véritable créativité comparable à celle des humains.
Avec des performances impressionnantes dans la génération d’images, la composition musicale et la création de textes, on pourrait croire que l’IA est en passe de surpasser l’humain en tant que force créatrice. Mais cette perception est-elle fondée ?
Un concept souvent évoqué dans la recherche en IA est celui du « manifold filling » (remplissage d’espace de données) qui permet aux modèles d’IA d’apprendre et de générer du contenu en se basant sur des motifs préexistants. À première vue, cela peut donner l’impression que l’IA est capable d’innover et de créer du neuf. Cependant, lorsque l’on analyse plus en profondeur, la science nous montre une réalité bien différente.
Que signifie « Manifold Filling » en IA ?
En termes simples, le remplissage d’espace de données fait référence à la manière dont les modèles d’IA génèrent des résultats en interpolant et en extrapolant des données existantes. Contrairement aux humains, l’IA ne tire pas ses idées de nulle part ; elle analyse et combine des motifs connus pour produire des contenus plausibles.
L’hypothèse du manifold en IA
Les données réelles (images, textes, musique, etc.) se situent souvent sur un espace de plus faible dimension (un manifold) au sein d’un environnement de haute dimension. Les modèles d’IA apprennent ces structures et peuvent générer des nouvelles sorties qui semblent inédites mais qui sont en réalité des interpolations de données existantes.
Par exemple, si vous demandez à une IA de générer un « nouveau type de chat », elle va combiner des caractéristiques existantes de félins, mais ne va pas inventer une créature fondamentalement différente avec une biologie totalement nouvelle.
Ce concept est central dans certaines méthodes comme l’apprentissage semi-supervisé et la régularisation laplacienne (Cabannes et al., 2021), où les modèles diffusent les connaissances des points étiquetés aux points non étiquetés voisins au sein du manifold sous-jacent. Dans l’étude de Fefferman, Mitter et Narayanan (2013), l’hypothèse du manifold est testée et validée mathématiquement, montrant que les données de haute dimension se concentrent autour de sous-structures de faible dimension ; une propriété appelée concentration de mesure; ce qui implique que l’IA travaille toujours à l’intérieur d’un cadre préexistant.
Concrètement, cela signifie que l’IA peut sembler produire du neuf, mais en réalité elle reste prisonnière des corrélations et régularités statistiquement observables.
Imaginez que vous appreniez à reconnaître des formes géométriques : si vous avez quelques exemples bien identifiés de cercles et de carrés, vous pouvez deviner que d’autres formes similaires sont aussi des cercles ou des carrés, même si on ne vous l’a pas explicitement dit. L’IA fonctionne de manière similaire : elle utilise les données étiquetées (connues) pour aider à classer ou interpréter les données non étiquetées en supposant qu’elles suivent la même logique sous-jacente.
En d’autres termes, elle « propage » l’information des points connus vers ceux qui sont encore inconnus en se basant sur des relations dans les données.
Alors, l’IA crée-t-elle réellement du neuf ?
La réponse courte : pas vraiment. La « créativité » de l’IA est fondamentalement différente de la créativité humaine. L’IA est excellente pour reconnaître des motifs, établir des liens dans d’immenses bases de données et générer des contenus à partir d’informations existantes. Elle peut interpoler des styles, optimiser des solutions et améliorer des concepts préexistants.
Mais, contrairement aux humains, elle ne remet jamais en question les cadres dans lesquels elle opère.
Son raisonnement est probabiliste et dépendant des données vues.
- ✅ Reconnaître des motifs — relations dans d’énormes ensembles de données.
- ✅ Interpoler — transitions fluides entre des points de données connus.
- ✅ Optimiser — amélioration d’idées sur des modèles préexistants.
- ❌ Remettre en question des hypothèses fondamentales.
- ❌ Faire des sauts conceptuels radicaux.
- ❌ Avoir une intention ou un sens intrinsèque.
Comparaison entre créativité humaine et IA : exemples
Art & Créativité
Les outils comme MidJourney ou DALL-E sont capable de générer des images impressionnantes en analysant des milliers d’œuvres d’art et en produisant des résultats cohérents avec des styles existants.
Toutefois, ils n’inventent pas un mouvement artistique fondamentalement nouveau.
En revanche, un artiste humain comme Picasso a su rompre avec les conventions de son époque pour créer le cubisme, une approche révolutionnaire sans précédent.
Science et Découverte
Dans le domaine scientifique, l’IA est un outil puissant pour analyser des milliards de structures moléculaires et proposer de nouveaux médicaments en optimisant les propriétés existantes.
Mais elle reste incapable de repenser les paradigmes scientifiques.
Par exemple, alors qu’Einstein a révolutionné notre compréhension de l’univers avec la relativité, une IA entraînée uniquement sur la physique newtonienne aurait simplement cherché à affiner ce modèle sans jamais concevoir une théorie totalement nouvelle.
Transformers et NLP
Des modèles comme GPT-4 ou BERT (Wolf et al., 2020) génèrent du texte fluide en extrapolant des patterns linguistiques appris, sans véritable innovation sémantique équivalente à l’invention d’un nouveau cadre conceptuel.
Contrairement à un humain qui pourrait inventer un nouveau concept philosophique, une nouvelle langue ou une nouvelle grammaire, l’IA assemble des morceaux existants dans des configurations qui semblent nouvelles mais restent entièrement dépendantes des données d’entraînement.
Créativité par « coup de chance »
Anantrasirichai & Bull (2022) montrent que ce qui peut sembler novateur en IA tient souvent d’une illusion statistique : des combinaisons fortuites plutôt qu’un raisonnement créatif. La nouveauté perçue résulte fréquemment d’une exploration aléatoire du manifold, non d’une rupture conceptuelle.
Ce que nous percevons comme de la nouveauté produite par l’IA est souvent une illusion issue du caractère probabiliste du modèle, non une véritable rupture conceptuelle.
Pourquoi cette différence est-elle fondamentale ?
L’IA apprend du passé tandis que l’humain imagine l’inexistant. Aucune base de données ne menait directement aux révolutions scientifiques comme la mécanique quantique ni aux innovations culturelles comme le surréalisme : ce sont des ruptures humaines. L’IA demeure un formidable outil d’aide à la créativité, pas un substitut à l’inventivité humaine.
Une IA, aussi performante soit-elle, n’aurait jamais inventé les droits de l’homme — elle se contenterait d’optimiser les lois existantes en fonction des modèles analysés. Les humaines et humains peuvent, eux, redéfinir les questions elles-mêmes.
TL;DR
L’IA explore et optimise des connaissances existantes sans redéfinir les fondements. Comme le soulignent Colton & Wiggins (2012), un système véritablement créatif devrait non seulement générer des œuvres originales, mais aussi justifier et contextualiser ses productions dans un cadre conceptuel nouveau — ce que les modèles actuels ne font pas.
Or, les modèles actuels d’IA n’ont pas de compréhension intrinsèque du sens ou de l’impact culturel de ce qu’ils produisent. Ils ne brisent pas les conventions, ils les suivent.
Si l’IA peut générer des œuvres d’art bluffantes et aider à accélérer la recherche scientifique, la rupture et l’innovation radicale restent encore du domaine de l’humain. Pour l’instant, l’IA est un excellent assistant, mais pas encore un véritable créateur au sens humain du terme. Elle peut remixer, améliorer et combiner, mais elle ne peut pas redéfinir les règles du jeu.
J’allais oublier, avant que vous ne quittiez…
Je mène actuellement plusieurs projets de recherche en collaboration avec Click & Mortar et HEC Montréal sur l’impact de l’IA sur la créativité. Si vous ou votre entreprise souhaitez participer en tant qu’expert ou étude de cas, faites-moi signe ! ☺️
Sources
- Anantrasirichai, N., & Bull, D. (2022). Artificial intelligence in the creative industries: A review. Artificial Intelligence Review, 55(5), 589–656. https://doi.org/10.1007/s10462-021-10039-7
- Cabannes, V., Pillaud-Vivien, L., Bach, F., & Rudi, A. (2021). Overcoming the curse of dimensionality with Laplacian regularization in semi-supervised learning. Neural Information Processing Systems (NeurIPS), 35.
- Colton, S., & Wiggins, G. A. (2012). Computational creativity: The final frontier? Proceedings of the European Conference on Artificial Intelligence (ECAI). https://doi.org/10.3233/978-1-61499-098-7-21
- Fefferman, C., Mitter, S., & Narayanan, H. (2013). Testing the manifold hypothesis. Journal of Machine Learning Research, 14, 3703–3740.
- Lamb, C., Brown, D. G., & Clarke, C. L. A. (2018). Evaluating computational creativity: An interdisciplinary tutorial. ACM Computing Surveys, 51(2), 28. https://doi.org/10.1145/3167476
- Wolf, T., Debut, L., Sanh, V., Chaumond, J., Delangue, C., Moi, A., ... & Rush, A. M. (2020). Transformers: State-of-the-art natural language processing. Proceedings of the 2020 Conference on Empirical Methods in Natural Language Processing: System Demonstrations, 38–45. https://doi.org/10.18653/v1/2020.emnlp-demos.6
- Yang, Q., Steinfeld, A., & Zimmerman, J. (2019). Unremarkable AI: Fitting intelligent decision support into critical, clinical decision-making processes. Proceedings of the CHI Conference on Human Factors in Computing Systems, 1–11. https://doi.org/10.1145/3290605.3300468